Certains mots ont leur côté inoubliable, par leur sonorité, leur figuration graphique, leur présupposé imaginaire comme le terme « aimance » ; mot qu’on voit, qu’on entend, qu’on conçoit différemment, appartenant plus à la mémoire poétique des usagers de l’altérité qu’aux raisonneurs de l’affect et de la confusion des sentiments. Mot cher à quelques écrivains comme Abdelkébir Khatibi qui en a fait l’emblème et le moyen d’éclaircissement de l’inappropriable de toute relation faite de proximité et d’éloignement, de passage et de limites allant jusqu’à en faire le viatique d’une temporisation des tensions dans les affects et les différences. Mot qu’on retrouve ici dans le recueil de Maria Zaki comme force de perception, écho, rémanence, correspondance, lui-même objet d’aimantation. Maria Zaki a déjà repris cette notion comme matrice d’écriture dans un précédent recueil Sur les dunes de l’aimance publié en 2011, et le fait de la faire revenir encore comme on saisit soi-même son propre témoin dans son propre élan, dans sa propre course, montre l’ampleur, le bénéfice poétique, la séduction littéraire de l’aimance ; ou alors il s’agit, par elle, d’une continuité du désir poétique. Le présent livre est scandé par son allure, ses traits, ses effets de sens, ses images. Par l’aimance, rêverie des temps présents, un univers verbal se bâtit comme un abri pour le vivant par ce qu’elle est devenue un sentiment différent qui ne s’inféode pas les choses et les êtres, les corps et leurs mots. C’est une réponse au temps et à la domestication par les dogmes. En cela l’aimance est de l’ordre de la libre pluralité et de l’idée que nous ne sommes que mouvement, quête, geste, devenir et non statue, identité, être, forme, principe.

 

Cette précieuse notion permet le souffle, l’élan, l’itinérance vers les choses, vers les êtres. Une sorte de saison-autre qu’on s’invente soi-même dans « l’intelligence relationnelle » où l’amitié se mêle de passion, se confond avec elle dans le dépassement des ferveurs aveugles car ce qui importe, c’est bien la quête d’un autre désir : « Le désir pensant ». C’est sous cet hospice que le recueil de Maria Zaki se construit comme l’appel ouvert des signes, de tout ce qui vit comme dans le texte « Le chant de l’aimance » ou dans « Irréfutable ». D’un poème à l’autre, il y a un véritable renouvellement de l’alliance comme dans le beau texte « La phrase de l’aimance », drapeau lumineux de ce recueil.

 

Notre regard attentif, confiant, passe d’un déploiement à l’autre, d’une sensation à l’autre ; déploiement juste comme on parle de voix juste, de façon d’être dans l’assentiment de l’aimance qui assure chaque fois l’alliance, la reliance, la résilience. L’aimance, faut-il le dire, n’est pas un vain mot qui lustre et illustre le langage ou un faux-fuyant pour masquer l’impasse de l’altérité amoureuse ; il est véritablement le nom d’un pacte d’exigence impérieuse quant à la qualité de la relation au monde. C’est un pacte renaissant dans les mots mêmes qui le font advenir à travers les divers moments et éléments de la nature, de ce qui nous entoure, de ce qui nous arrive. L’enjeu, on le devine, n’est pas seulement pour Maria Zaki de traduire les formes de l’aimance, ses faits et ses effets, mais de révéler le mouvement de vie qui lui est rattaché.

 

Les lèvres qui prononcent le mot "aimance" sont exposées à l’allégorie transparente du monde. Chaque poème le dit, s’épuise à le dire, s’abandonne à une parole édifiante qui cherche à dire l’essentiel, à dire la clairière de l’existence. Si l’on prête attention à la succession des textes dans leur intention aimante, l’on constatera que tout s’augmente dans un désir limpide, l’on verra peu à peu se profiler des frontières perméables entre le réel et l’imaginaire, entre les temps contradictoires, entre le désir et sa limite, entre le feu de l’emportement et son atténuation dans des émotions retenues, sauvegardées justement par l’aimance. Dans « Quand les montagnes », nous lisons :

« Mesure ton émoi

Incarné par les signes

Et demeure-moi

D’une aimance commune »

 

Tout se passe comme si cette augmentation du sensible, cette protection par l’aimance comme pouvoir de réponse étaient la conscience que ce qui se désigne sous son emblème est ce qui reste, importe même dans la distance et surtout, c’est la confirmation d’un art d’aimer particulier devenu regard généreux, intimité gagnée dans le langage, hospitalité des vérités de l’existence, de la nature ; noces de pensées, alliance souple, chemins ouverts. L’attention se porte alors vers le divers de l’immédiat, du spectacle extérieur : oiseau, eau, pierres, ciel, terre, vent, arbres, désert, fruits, pluie, saisons…

Tout est transmué en poésie de la proximité par la vertu d’un grand sentiment d’existence, d’une « conscience de la beauté », d’un désir de liens, de subtilités relationnelles. Et ce n’est pas un hasard que le recueil se termine par les nuances obtenues par l’aimance :

« Elle a le sens

D’une alliance

Dans la mouvance

(…)

Plus subtile

Qu’une amitié

Moins troublante

Qu’un amour »

 

De texte en texte, de proche en proche, le pacte de l’aimance se renouvelle avec insistance : le mot ou la charge de sens de l’aimance est là pour marquer irrévocablement l’autre manière d’aimer, d’en tirer le chant, d’en prendre appui pour se maintenir dans la loi difficile de l’équilibre entre « éparpillement » et « recentrement ». C’est une histoire de secret, d’absent-présent ; histoire d’une manière de vivre, de rêver de vivre, de penser les passages, d’outrepasser les écueils. L’on comprend alors par quelle grande nécessité Maria Zaki accoste l’aimance en en faisant un champ dans l’ivresse sereine de ses jours, de ses nuits, de ses obstinations. L’on comprend aussi quel profond lien unit le monde de l’aimance et celui de ce recueil qui en fait sa "hauteur lumineuse", lui réservant le privilège de nommer la vulnérabilité des sentiments, là où l’aporie est comblée par le langage car « l’aimance ne propose aucune perfection, aucun vide réactif, aucune volupté de désastre. Elle prend appui sur ce qui advient de lui-même, au cœur de toute relation, à sa marge tout autant » (Khatibi). Rien n’est résolu mais tout est à dire dans le paradoxe des relations, de la pluralité des désirs, des aspirations, du raffinement sensuel des corps et des esprits.

 

Ce recueil à la fois intime et tourné vers le divers humain, se lit dans une grande transparence comme une cartographie espérée des liens, des possibles, des présences, de l’amplitude du regard réconcilié, déployé dans les vies offertes, dans la mémoire des signes indépassables. L’aimance pour Maria Zaki est finalement un art de déchiffrement, surtout de voir, de revoir. Cela libère l’écriture, l’intensité du vécu, l’énergie naturelle. Ce qui se joue ici, c’est bien l’affranchissement de ce qui empêche la volupté, les pulsions de la subjectivité, la réciprocité souple et assouplie, la plasticité du monde.

 

L’empêchement ou l’affrontement est toujours là comme l’évidence négative de l’altérité première, de l’adversité première, des opacités difficiles, du non-entendement. Il faut forcer ces adversités, ces opacités, ces malentendus pour retrouver l’amitié des êtres, les tressaillements des mots, l’essor des images, des métaphores, la montée des chants. C’est dans cela que l’aimance se grave, se compose avec la cendre de tout ce qui a été perdu en amitiés, en amours, en altérité des vies. Ce recueil est une réponse poétique à ce qui est perdu et qu’on peut retrouver dans la traduction des choses, dans la transformation du deuil en accueil, de l’obstacle en chemin.

Hassan Wahbi