Préface de Nicole Barrière

Maria Zaki reprend ici le dialogue avec Abdelkébir Khatibi à propos de l’aimance, cette notion qui couvre à la fois la relation amoureuse et la relation culturelle, dans les variations complexes autour de la liberté humaine et ici tout particulièrement de la femme.

Ce creusement du concept s’ouvre ainsi

« Ce soir

Une danse inaugurale

Commence

Sur les dunes orientales

De l’aimance

Chaque pas drape l’autre »

Maria Zaki va ainsi faire évoluer et évoluer avec ce creusement selon trois cercles de danse :

- La danse de la Fête,

- La danse du voyage,

- La danse bleue du déclin !

La danse de la fête est promesse des amants depuis le premier lieu de la rencontre, des variations qui l’accompagnent, depuis l’apparition, le bouleversement qui suit, et le changement qui s’opère, depuis le pacte qui lie les amants dans l’appel.

Ce premier cercle de la danse est l’étourdissement de deux inconnus qui se reconnaissent, se rapprochent et fondent le récit.

C’est là que Maria Zaki commence l’interrogation de la langue, dans cet entre-deux, entre l’évènement et le poème, de quoi la langue est-elle trahison ?

Je te nomme Aimance

La question est :

Quel sens aurais-tu

Si tu ignorais ton nom ?

Elle répond avec le doute qui envahit les amoureuses :

La lumière de l’aimance

Apparaît de mes manques

Et de sa désinence

Surgit ma naissance !

Je disperse mes mots

De-ci, de-là

Il existe un être à naître de cette rencontre, la langue initiale dans laquelle il s’écrit, se brise.

Il y a la « tyrannie du moi-poète » qui heurte la force du désir, le contient, et la volonté d’acquiescer à ce bouleversement total :

« Pour traverser le désert

Jusqu’au dépaysement »

Et ce dépaysement c’est la femme qui le propose, dans une affirmation de liberté totale, où elle va jusqu’à défier les envoyés de la volonté divine pour faire place à son humaine présence, capable de la plus haute spiritualité

J’aimerais te montrer

Mes étoiles de sable

Mille fois plus belles

Que celles du ciel

Ce défi est extrême, il s’étend jusque dans la langue de la poésie, il permet l’invention d’une langue nouvelle qui révolutionne celle qui la crée

Sur mes lèvres indomptables

Comme pour les dépulper

De tout autre vocable !

Alors seulement le pacte entre les amants peut se faire, lorsque

« Pieds nus

Nous marchons

Dans l’ocre et le rose

D’une nouvelle saison

A l’intérieur de nous

Nous sentons une voix

Qui ne parle pas

La même langue

Que les hommes

Cette adresse n’est pas seulement à l’amant, mais à la femme elle-même, avec tout le risque de mise au silence qui l’accompagne.

Tu mérites de vivre

En toute inventivité

Sans refoulement

Ta sensibilité !

La danse du voyage met en tension l’être en révolution avec les règles de la société ou des codes traditionnels amoureux

Le vent jaloux me lance

Une poignée de sable

Au visage

Je ne vois plus

Mes propres traces

Et cette question est rapportée à la dimension culturelle de l’aimance et de la place et des droits de la femme, y compris ce qu’elle s’autorise :

Le jeu n’est pas égal

Sur les dunes orientales

On s’interdit les désirs

Lorsqu’on est femme

Et Maria Zaki reprend la question prégnante pour la femme elle-même

Quel est donc cet excès

Qui voudrait faire passer

Celui que tu aimes

Par la bouche du ciel ?

La danse du voyage est donc ce questionnement entre les mots de ce que peut dessiner le vent sur la dune et la résistance que celle-ci lui oppose, mais aussi les effondrements propres du sable dans la gravité qui façonne la dune.

Au milieu de la page

Je suis lasse de mes chaînes

De mes voiles

De mes ellipses

Et de mes raccourcis

Mon verbe me trahit

Cette question poignante occupe le voyage : voyage profane, voyage sacré, entre les deux Maria Zaki creuse l’écart pour proposer sa langue poétique et inscrire sa liberté de poète et de femme :

Prise en tenaille

Entre le sacré

Et le profane

J’interroge mes origines

Moi qui ai hérité

D’une eau si rare

Celle de leur aimance

Il y a risque de disparition lors de ce voyage, et la marche balance, ivre, entre incertitudes, jusqu’à ce que

L’œil brillant

De fièvre et de détermination

Malgré l’horizon qui recule

Les mirages qui dansent

Est-ce à la rédemption que nous ouvre ce voyage poétique et initiatique ? Cette traversée de soif et de fatigue est voyante :

Dans les dunes

Il est des choses

Que l’œil du poète

Fixe au loin

Très loin

Formes indéfinies

S’ouvrant à son étonnement

Cet étonnement a pour nom la jouissance, jouissance libre, délivrée par elle-même de tous les codes, mais en même temps est le don total d’invention et de réinvention du désir, jusqu'au point ultime de fusion

Graver le nom de l’Autre

Sur le tronc le plus intime

De sa forêt intérieure

Il s’agit là de questionner cette passion, « passion froide » que déjà livrait Abdelkébir Khatibi avec toutes les variations qui lient et délient, attachent et détachent, dans ce rapprochement des contraires, là où la dissemblance et la différence des êtres où la perte de l’autre stimule et révèle.

Cette différence, Maria Zaki la traite en femme, elle n’oppose pas un langage libertin à celui de l’homme, elle le transcende par le don :

Est-ce ma faute

Si parfois

Le chemin marche

Plus vite que mes pieds

Par excès de course

Vers le ciel

Ou vers la terre

Rythmé par le souci

D’être en retard

Dans le don de soi ?

Cette éthique est particulièrement sensible, elle est aussi une affirmation de durée quand les hommes sont en conquête de territoire.

Cette éthique ouvre des possibles qu’aucun homme n’aurait pu inventer, elle oppose à la puissance décrétée, la puissance légitime.

La dernière danse est la danse bleue du destin, « de passage ».

Maria Zaki a une âme d’expérimentatrice, qu’elle nous livre

J’ai essayé gracieusement

Le chemin qui monte

Habilement celui qui descend

J’ai tenté le tout

Éprouvé le rien

A présent

Je pose mon pied

Sur un seuil nouveau

J’aimerais être traitée

En simple invitée !

Quel est ce seuil nouveau  sur lequel elle s’invite ?

Cette danse pourrait être une danse de la réconciliation, danse de la langue réconciliée après le voyage initiatique, et elle rapporte à l’aimé :

Je te donne

Trois petits mots bruns

Pour la nuit

Trois petits mots bleus

Pour le matin

Trop peu

Diront les envieux

Ils n’ont pas vu

Mon âme divaguer

Dans toutes les langues

Ni mon corps valser

Dans tous les alphabets !

Nous voilà dans le laboratoire du temps, où reprend le dialogue entre l’amant et l’amante, dialogue de sagesse, ou balancent les opposés, sans jamais prendre pli d’un seul versant :

Dans le temps

Consenti à l’Autre

Accueille

Sa gaité et sa détresse

Sa force et sa faiblesse

Mais n’accueille jamais

Sa solitude

Pour éviter d’en devenir

Le chemin

La sagesse ne fait pas l’économie de :

« L’écho imprévu

De la déchirure invisible

Qui récidive

Errant dans le silence »

Cette question est une nouvelle traversée de l’incomplétude de la langue, là où les « mots cassent », où ils ne peuvent plus combler l’écart :

Dites-moi

Pourquoi mes larmes

Comme mes chants de joie

Sont-ils toujours

En exil en moi ?

Le salut de l’aimance est son chant idéal que Maria Zaki offre, un chant d’amour délivré, un chant délivré des frontières, un art d’aimer, un salut pour l’un et l’autre, depuis l’impossible jouissance qui ne cesse de hanter les contraires.

« J’ai étouffé mes désirs

Par un verrou acheté

Au marchand de fleurs

De la rose tuée net

Au jasmin écrasé

J’ai effacé tous les parfums

Qui vous dérangeaient

A présent je cueille

Une fleur magnifique

Qui ouvre tous les verrous »

Cet arrachement à la passion amoureuse, à toutes les passions, ne préfigure-t-il pas l’expérience ultime de la perte de l’autre et qui nous est rendu ici de la parole d’Abdelkébir Khatibi : « ainsi nous voulions croire à notre amitié d’astres ».

Cette dimension dépasse la seule relation des amants, mais l’ouvre dans la relation à l’autre, différent et Maria Zaki l’ouvre dans sa langue poétique de femme, interrogeant les dunes orientales de l’aimance.

 

Texte paru également dans le livre suivant de Nicole Barrière